dimanche 7 décembre 2014

Extraits choisis

"Souvent, la nuit, j'errais dans la maison comme un fantôme, c'étaient des heures volées, cotonneuses et beiges, je glissais de pièce en pièce, de moquette pastel en parquet blond clair, jetant un oeil à mes enfants endormis, avec l'impression fugace de les retrouver enfin, d'enfin faire le lien entre eux et ces petits animaux pendus à mon cou, blottis dans mes bras, collés si fort qu'ils se confondaient avec moi, que j'ai perdus et que je ne retrouverai jamais."

"(...) Astrid, ma supérieure immédiate, chef de groupe aux seins refaits et qui envisageait d'enchaîner maintenant avec le visage, pas grand-chose, hein, juste les lèvres et les pommettes. Trois jours plus tôt elle m'avait demandé mon avis, je n'avais pas pu m'empêcher de lui dire que je ne comprenais pas qu'on puisse vouloir ça, ressembler à ça, que des seins refaits ne ressemblaient pas à des seins de jeune fille mais à des seins refaits. Et qu'il en était de même pour les visages. A la différence près qu'en dépit de la profondeur abyssale de ses décolletés, ses seins restaient dans le domaine "privé". Elle m'avait répondu que je n'y étais pas du tout, que je n'entendais rien à tout ça, qu'il y avait aujourd'hui des chirurgiens merveilleux, regarde Nicole Kidman et les autres. Je l'avais laissé dire, m'étais reprise, "oui sans doute tu as raison, va, fais ce que tu veux, ressemble à une vieille refaite plutôt qu'à une vieille tout court si ça te chante, ajoute le pathétique à l'irréversible, après tout c'est ton problème"..."

"J'ai (...) vite repris mes itinéraires anonymes et sans logique, j'étais de plus en plus fatiguée, je respirais mal, j'étouffais, sauf en de brefs instants d'épiphanie minuscule : un rideau de lumière entre les arbres couvrant les feuilles de cristal ou de verre, les reflets argent soudain à la surface du fleuve, la pluie sur le toit, sa rumeur fenêtre ouverte allongée sur mon lit et les odeurs qui montaient du jardin, de terre et de fleurs mouillées. Les yeux clos je m'assoiffais de bords de mer et d'algues, de lumière sur l'écorce orange des chênes-lièges, de terre ocre et de fougères, de bruyères et d'ajoncs, la ville m'étouffait, le béton m'asphyxiait, je voulais du vent des marées, des fleurs de saison, l'attraction lunaire et les équinoxes. Ma valise était faite, cachée au fond du placard, chaque matin j'étais prête à rouler vers l'ouest ou vers le sud, mais c'était si dur de s'arracher, de s'élever un peu."

"Mais il y a, paradoxalement, chez certaines femmes moins attentives à leur apparence que dans le milieu où j'avais évolué toutes ces années, une façon de s'habiller, de ne se maquiller qu'à peine, de n'avoir jamais recours aux UV aux pommades vendues à prix d'or à la chirurgie, de boire de l'alcool, de fumer comme bon leur semble, de manger ce qu'il leur plaît de manger et de ne jamais faire de sport, de sortir le soir, de lire des livres, de penser, d'aimer la musique, le cinéma, la danse ou le théâtre, qui les garde éternellement jeunes et irradiant d'une beauté autre, parfois usée, mais sans artifice. Comme si au fond l'intelligence, la vie "pleine" l'emportaient toujours sur le souci de l'apparence, la connerie des blondasses filiformes, férus d'astrologie, de conseils beauté, de développement personnel, de fitness, de hype, de mode, de journaux people, de cures de détox et de régimes de l'été (...)."

"(...) la plupart des hommes et des femmes que je croisais dans la rue me semblaient admirables, qu'ils se lèvent chaque matin enfilent leur tailleur leur costume leur bleu de travail leur uniforme me semblait admirable, qu'ils se rendent à leur bureau dans leur usine, mènent cette vie-là et tiennent bon me semblait admirable, qu'ils s'occupent de leurs enfants du quotidien de leurs proches me serrait le coeur, je ne les connaissais pas mais je devinais en eux des blessures, une fatigue, des failles qui me bouleversaient. Leur capacité de résistance m'épatait, leur foi en l'avenir m'émerveillait, la vie me paraissait si dure et si menaçante, si violente, coupante et acide, j'avais tout fait pour m'en protéger mais au fond je demeurais cette petite fille rongée par la peur qui se cachait dans la forêt et se lovait contre son frère, priant pour qu'on l'oublie et que les bombes tombent ailleurs."

Le coeur régulier, Olivier Adam

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